La Communauté arménienne et la Ville de Genève, par le biais de son Fonds d’art contemporain (FMAC), ont travaillé de concert afin de réaliser une œuvre significative et emblématique pour Genève.
Celle-ci rend hommage aux liens privilégiés des Genevois et des Arméniens, ainsi qu’aux fragments de leur histoire partagée depuis la fin du XIXe siècle. Le génocide de 1915-1917, perpétré par le pouvoir ottoman, a suscité une vive émotion et des actions de solidarité de la population locale, plaçant Genève et sa région comme foyer principal de la Communauté arménienne de Suisse.
Votée à l’unanimité par le Conseil municipal de la Ville de Genève en 2008, la réalisation de l’œuvre est une contribution, dans un esprit d’ouverture et de dialogue, au droit à la mémoire des peuples blessés. Chaque étape de sa gestation a marqué et nourri l’œuvre lui conférant plus de densité et de force.
Le 13 avril 2018, en reconnaissance envers la cité, la Communauté arménienne offre à la Ville de Genève une œuvre emblématique, Les Réverbères de la Mémoire de Melik Ohanian, qui participe ainsi à son rayonnement, tant au niveau humanitaire qu’artistique.
2015: 56ème Biennale d'art de Venise: une première version de l'oeuvre sous le titre Streetlights of Memory – A Stand by Memorial, 2010/2015 est présentée au Pavillon de la République d'Arménie qui est récompensé par le Lion d'or.
2019: PRIX VISARTE qui prime tous les deux ans des œuvres d’art majeures, créées dans le contexte actuel de la problématique Art et bâtiment / Art dans les espaces publics. Ce prix récompense des projets exemplaires dans tous les domaines de la collaboration.
En 2004 déjà, la première demande pour l’édification d’un monument par la Communauté arménienne n’aboutit pas en raison notamment de la difficulté à identifier un emplacement possible. Le Conseil administratif se déclare favorable (lors de sa séance du 13 avril 2005) à la pose d’une statue commémorative et propose le cimetière des Rois. Cet emplacement est refusé par les porteurs du projet qui attendent un monument installé dans un lieu moins confiné.
Début 2007, la Communauté arménienne invite les groupes représentés au Conseil municipal à soutenir leur demande. Après les élections municipales du printemps 2007, une motion est rédigée par Gérard Deshusses (PS) et Nelly Hartlieb (PDC) et signée par des représentants de tous les groupes politiques. La motion M-759 sera votée à l’unanimité en mai 2008. Dès lors, le Conseil administratif charge le Fonds d’art contemporain de la Ville (FMAC) d’organiser, d’entente avec la Communauté arménienne, un concours sur invitation auprès d’artistes suisses et internationaux. Le développement du projet lauréat et sa réalisation sont exécutés de concert entre ces deux acteurs, l’artiste, et les différents services concernés de la Ville.
Huit artistes internationaux
Au vu de la nature singulière et emblématique du projet, huit artistes genevois et internationaux ont été invités à participer au concours. Ils ont été sélectionnés en fonction de leur expérience, de leur capacité à répondre aux thématiques particulières du projet et de leur notoriété dans le milieu de l’art contemporain. Il s’agit de:
Un jury mixte, unanime autour du projet de l’artiste français Melik Ohanian Un jury constitué d’experts du milieu de l’art contemporain et de représentants de la Communauté arménienne a jugé, en date du 8 novembre 2010, les propositions artistiques. Le jury était composé des membres suivants:
Le jury s’est prononcé à l’unanimité pour le projet de Melik Ohanian, Les Réverbères de la Mémoire.
Les Réverbères de la Mémoire, un projet sensible, emblématique et rassembleur
La proposition que l’artiste français d’origine arménienne soumet au jury en novembre 2010 préfigure déjà, dans son essence, la réalisation d’aujourd’hui. L’artiste élabore son œuvre autour de cinq considérations sensibles.
Vision d’exil
En marchant dans les rues de New York cet été, je suis tombé sur un lampadaire un peu esseulé face auquel je suis resté à méditer un long moment. […] À la fois élancé et désolé, il arrivait toutefois à être étrangement rassurant… […] Dans chaque ailleurs, il y a toujours un besoin de se rattacher à un élément de la ville. Un besoin de produire de la familiarité pour se sentir moins étranger, comme pour échafauder peu à peu une nouvelle idée d’un chez soi. En y pensant plus longuement, cet élément est souvent un élément commun, distingué mais banal et ordinaire à la fois Pendant plusieurs jours, j’ai gardé précieusement en mémoire cette vision — vision d’exil. Puis c’est devenu un symbole, le symbole de cet ailleurs — terre d’accueil. Ce territoire de l’exil sur lequel il faudrait réussir à se projeter et à s’inventer d’une autre manière/condition de vivre après tout ce qui s’est passé.
Réverbération
Redessinant ce lampadaire, j’ai commencé à le modifier, à isoler les parties qui me semblaient signifiantes. Puis de lampadaire je me suis mis à le nommer réverbère. […] Créer un jeu entre la chose et son reflet. Produire une boucle, incomplète, une discontinuité… un réverbère sans lumière… Je décide de remplacer le dispositif d’éclairage par une forme chromée […]. Cette forme de larme chromée sera suspendue et la partie inférieure agira comme un miroir convexe reflétant la présence des visiteurs. L’individu qui observe dans le reflet; le collectif…
Diaspora et dispersion
Diaspora, je n’ai jamais aimé le mot. […] Je commence à démultiplier les réverbères, à faire des déclinaisons avec une double ou triple zone décorative et pense à la dispersion dans le jardin. Déambulation, promenade, découverte à travers les arbres, l’aspect végétal produit par la zone décorative, pas de centre…
Psychanalyse du trauma
Depuis le début de ma réflexion sur ce projet, j’ai l’intuition que la proposition doit faire une place au texte. […] En relisant «La Survivance» de Janine Altounian, je me dis qu’il serait vraiment intéressant de travailler à partir de ces textes à caractère psychanalytique. […] Un hommage à l’analyse des effets du drame et du trauma… Rendre hommage à la «Survivance», cette notion, ce vivre avec… M’attarder sur les effets plutôt que sur le fait historique… Lueur, veille et recueillement Enfin je décide d’insérer une source de lumière de couleur orange dans le sol, qui à la nuit tombée va se réfléchir dans la larme chromée. Plus proche d’une plaque luminescente que d’une véritable source lumineuse, l’effet recherché est de voir suspendu dans le miroir une petite lumière orange de la taille d’une flamme de bougie…
Extraits du dossier de l’artiste, octobre 2010
L’artiste imagine neuf réverbères, uniques et distincts, chacun d’une hauteur de 8 mètres. Ils forment dans le parc Trembley une constellation d’éléments espacés, à la fois dissociés et rassemblés, alliant forte présence, discrétion et respect de ce lieu de passage, de promenade et de rencontre. Poétique et sensible, l’œuvre porte un regard sur le passé, tout en se tournant vers l’avenir; elle est liée à des particularismes historiques, mais reste ouverte à l’interprétation de chacun. Au travers de ce dispositif singulier et inédit, Melik Ohanian questionne les principes mêmes de la présentation ou représentation de la commémoration et de la célébration. Il porte une réflexion sur les thématiques liées à la mémoire et aux violences collectives. Son œuvre signale un lieu de partage avec d’autres communautés porteuses d’une mémoire blessée et avec la population genevoise. L’œuvre est, en ce sens, conçue pour l’espace public et pour la collectivité.
En 2015, lors de la 56e Biennale d’art de Venise, une première version de l’oeuvre est exposée au Pavillon de la République d’Arménie, sous le titre Streetlights of Memory — A Stand by Memorial, 2010/2015. À cette occasion, les 87 éléments qui la constituent sont présentés en pièces détachées, dans leur état brut en fonte d’aluminium et posés au sol, comme en attente de leur montage. Le monument incarne à Venise le destin incertain et la place indéterminée qui lui sont alors réservés à Genève. Pour l’occasion, Melik Ohanian a également publié un ouvrage, intitulé MEMORY, qui retrace à l’aide de documents originaux l’ensemble de la controverse publique et médiatique de l’implantation de cette oeuvre à Genève. Le Pavillon d’Arménie a été récompensé par le Lion d’or du meilleur Pavillon.
Une importante et fructueuse collaboration a été réalisée entre le Fonds d’art contemporain de la Ville (FMAC) et les représentants de la Communauté arménienne autour de l’édification de cette oeuvre commémorative, de sa signification et de ses enjeux. De même, la réalisation de l’oeuvre a exigé un processus de travail long et complexe de plus de dix années. Il a été marqué par des oppositions comme par des soutiens au projet émanant de différentes communautés ou associations, pouvoirs politiques et relations diplomatiques. Les principales étapes sont rappelées ci-dessous.
2e étape
Melik Ohanian, Les Réverbères de la Mémoire,
lauréat du concours
3e étape
Abandon du site du bastion Saint-Antoine (2011-2012)
4e étape
Choix du site de l’Ariana pour l’installation de l’oeuvre Les Réverbères de la Mémoire (2013-2015)
5e étape
Biennale d’art de Venise,
exposition de l’œuvre
6e étape
Choix du parc Trembley (2015-2018)
Motion du 8 décembre 2007 de MM. Gérard Deshusses, Christian Zaugg, Jean-Charles Lathion, Roland Crot, Jean-Marc Froidevaux, Philippe Cottet, Simon Brandt, Mmes Nicole Valiquer Grecuccio, Nelly Hartlieb, Frédérique Perler-Isaaz et Anne-Marie Gisler: «Organisation d’un concours en vue de l’édification d’un monument à la mémoire commune des Genevois et des Arméniens».
Motion
Considérant:
(acceptée par le Conseil municipal lors de la séance du 26 mai 2008)
Vahé Gabrache, Stefan Kristensen, au nom du groupe de travail de la Communauté arménienne
À l’approche du 90e anniversaire du génocide des Arméniens, l’idée d’un monument a germé au sein d’un petit groupe issu de la Communauté arménienne de Genève. Depuis lors, avec les autorités et les services de la Ville de Genève, nous avons été engagés dans une longue histoire remplie d’obstacles, mais aussi de solidarité, de ténacité et d’engagement constant.
La mémoire des Arméniens est l’enjeu d’une lutte.
Les forces puissantes du négationnisme cherchent à maintenir cette mémoire dans l’invisible. Au prix d’un travail harassant et parfois décourageant, la préservation de cette mémoire est aujourd’hui une responsabilité assumée.
L’érection des Réverbères de la Mémoire de Melik Ohanian est bien plus qu’un geste politique. Cet aboutissement est la preuve que la mémoire peut engendrer une énergie créative, que commémorer et innover peuvent aller de pair. Les Réverbères de la Mémoire se tiennent ici, debout comme ce peuple de rescapés que nous sommes; ils rendent hommage à nos anciens, à celles et ceux restés sans sépulture sur les routes et les déserts et à celles et ceux qui ont posé les fondements de la notre Communauté ici à Genève.
L’oeuvre manifeste un profond désir de partage: avec d’autres communautés héritières de catastrophes, avec toute personne sensible à l’expérience de l’exil, avec tous les passants qui se laissent saisir par la puissance de cette proposition artistique.
Stefan Kristensen
L’histoire commune de Genève et des Arméniens est méconnue. Elle n’a pas laissé de traces visibles dans l’espace public et c’est précisément pour combler ce vide et l’inscrire de manière tangible, que le projet des Réverbères de la Mémoire a été réalisé.
Il faut se placer vers la fin du XIXe siècle pour observer les premiers moments significatifs d’une histoire partagée.
Le premier élan de solidarité genevois en faveur des Arméniens se manifeste au moment où le Sultan Abdül Hamid II déclenche une vague de massacres anti-chrétiens de 1894 à 1896. Ces tueries suscitent une profonde indignation en Occident, et particulièrement en Suisse romande. Une pétition, demandant au Conseil fédéral d’intervenir auprès des autorités ottomanes pour faire cesser les massacres, est déposée en 1896 avec plus de 400 000 signatures, dont une forte représentation genevoise.
Déjà à la fin des années 1880, Genève accueille un grand nombre d’étudiants et militants arméniens. À ce propos, l’historienne Anahide Ter Minassian commente que Genève a été «durant vingt ans le centre névralgique du mouvement révolutionnaire arménien»1. En 1887, à Genève, six jeunes Arméniens de Transcaucasie créent le Parti Hentchak, premier parti national arménien. Entre 1891 et 1914, l’autre grand parti national arménien, la Fédération révolutionnaire arménienne — Dachnaktsoutioun (FRA) installe la rédaction de son journal Drochak (Drapeau) au 29, avenue de la Roseraie. Drochak a été un lieu d’expression de tous les milieux politiques arméniens de l’époque.
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, beaucoup d’étudiants et militants arméniens sont inscrits dans les Universités suisses, notamment à Genève et à Lausanne. Comme les universités suisses sont parmi les premières à admettre les femmes, on trouve aussi un grand nombre de femmes russes, arméniennes, etc. Ce milieu étudiant et militant joue un rôle décisif dans la formation des élites politiques et intellectuelles arméniennes au moment où sont posés les fondements du mouvement national. Dès 1946, les Arméniens réunis à Genève créent l’Union arménienne de Suisse, qui est depuis lors la principale organisation représentative des Arméniens du pays.
Comme l’indique Ter Minassian, Genève est aussi un observatoire privilégié, duquel les Arméniens peuvent appréhender le fonctionnement des institutions confédérales, le respect des minorités et l’autonomie cantonale. L’historienne ajoute que «la situation géopolitique de la Suisse — petit pays de haute montagne, carrefour des voies internationales, Etat neutralisé — a nourri l’imaginaire de ceux qui rêvaient d’un avenir politique pour l’Arménie et les Arméniens»2.
Peu après le début de la Première Guerre mondiale, la campagne d’extermination des Arméniens de l’Empire Ottoman commence. La presse suisse et genevoise suit et relaye les événements en lien avec le génocide. De nombreux Suisses sont actifs dans le secours aux rescapés réfugiés. Parmi ceux-là, le pasteur Anthony Krafft-Bonnard fonde en 1921 le Foyer Arménien à Begnins, tout d’abord pour accueillir des réfugiés arméniens, puis des orphelins. Dès l’arrivée des premiers orphelins en 1922, le pasteur Krafft-Bonnard les installe à Genève, au chemin du Velours. Plus de 120 enfants, réfugiés la plupart en Grèce, sont accueilli à Begnins, puis vivent dans le quartier de Malagnou. Ils s’établissent à Genève, formant le premier noyau de la Communauté arménienne de Suisse3.
Plusieurs autres vagues d’immigration arménienne affluent après la Seconde Guerre mondiale, d’Egypte après 1956, du Liban pendant la guerre civile, d’Iran après la Révolution de 1979, de Turquie après le coup d’Etat de 1980, et plus récemment d’Arménie ex-soviétique dans les années 1990 et 2000.
Dans les années 1960, le grand projet de la Communauté consiste en la construction de l’église Saint Hagop à Troinex. L’inauguration a lieu en septembre 1969. Le Centre arménien, construit au-dessous de l’église, est en projet depuis les années 1980, pour finalement être inauguré en 2006. Par ailleurs, l’Université de Genève compte la seule chaire d’études arméniennes en Suisse financée entièrement par une fondation arménienne. Le séisme de décembre 1988 qui secoue le nord de l’Arménie soviétique témoigne d’une autre période importante de cette histoire commune. Ce désastre, qui cause environ 25 000 morts et affecte plusieurs centaines de milliers de sinistrés au milieu d’un hiver glacial, a suscité un élan de solidarité impressionnant dans la Communauté arménienne et la population genevoise.
Depuis l’indépendance de l’Arménie en 1991, c’est à Genève que ce nouveau pays installe son Ambassade et sa Mission auprès des Nations Unies. Relevons également que le Grand Conseil genevois, pionnier dans la reconnaissance officielle du Génocide de 1915 en juin 1998, sous l’impulsion de Charles Beer et de Christine Sayegh, est suivi par le Conseil d’Etat en 2001.
Ainsi, Genève occupe à divers égards une place significative dans l’histoire moderne des Arméniens, et réciproquement, les Genevois ont manifesté leur présence et leur solidarité dans les moments cruciaux.
Pierre Hazan Professeur, Master CCC, Haute Ecole d’Art et de Design (HEAD), Genève
Enfin, après de longues années, Les Réverbères de la Mémoire, une oeuvre de l’artiste français Melik Ohanian, va trouver refuge à Genève. Il a fallu que le parlement genevois en 1998, puis le parlement suisse en 2003, reconnaissent d’abord le génocide des Arméniens. Il a fallu ensuite la détermination des porteurs de la mémoire du génocide, de la Ville de Genève et, en particulier, du Fonds municipal d’art contemporain (FMAC), pour qu’un monument qui évoque le génocide arménien et avec lui le mal que l’homme peut infliger à son prochain, puisse être choisi. Finalement, il a fallu surmonter les retenues des uns et des autres liées souvent à la crainte d’indisposer les autorités turques. Celles-ci avaient fait savoir leur opposition farouche à ce monument, refusant – pour combien de temps encore ? – d’assumer une page sombre de leur histoire. Pourtant, l’histoire de chaque pays n’est-elle pas faite à la fois de moments de grandeur, mais aussi de périodes dramatiques ?
Il est salutaire que Genève et la Suisse aient donné refuge aux Réverbères de la mémoire. Car la tragédie arménienne comme toute tragédie nécessite un travail de mémoire. Celui-ci est d’autant plus essentiel qu’il se heurte toujours à un négationnisme qui reste vivace. Rappelons qu’en octobre 2015, - soit un siècle après le début des massacres - la Suisse s’est faite condamner en appel par la Cour européenne des droits de l’homme pour avoir brimé la liberté d’expression d’un homme politique turc, qui, sur le sol suisse, avait nié la réalité du génocide arménien.
La tragédie arménienne nous interpelle d’autant plus qu’elle préfigure les événements qui vont se succéder tout au long du 20ème siècle jusqu’à nos jours, et en particulier, les persécutions des minorités et les politiques de nettoyage ethnique, sous l’oeil souvent indifférent des monstres froids que sont les Etats. Les grandes puissances coloniales de l’époque, la France et la Grande-Bretagne se sont partagées les dépouilles de l’empire ottoman au Proche-Orient (accords Sykes-Picot de 1916), alors que, non loin de là, se poursuivaient la déportation et le meurtre de centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Dans cet océan de malheur, quelques trouées de lumière eurent lieu, malgré tout, avec le développement à la fois de la protection des réfugiés et du droit international humanitaire. C’est dire que la tragédie arménienne et ses prolongements sont inséparables de l’histoire de la Suisse et du monde contemporain.
C’est sur le sol suisse que des décisions capitales ont été prises, dessinant l’actuelle carte de la Turquie après les massacres des Arméniens dans les années 1915-1916. En 1923, le traité de Lausanne, négocié au château d’Ouchy, satisfait le pouvoir kémaliste, en sacrifiant la création d’un Etat arménien dans le nordest de la Turquie actuelle. Un Etat arménien, qui pourtant avait été promis par les puissances victorieuses de la première guerre mondiale lors du Traité de Sèvres de 1920. Mais le traité de Lausanne effaça celui de Sèvres…
C’est encore le traité de Lausanne qui, dans la foulée des promesses trahies aux Arméniens ainsi qu’aux Kurdes, institue des échanges obligatoires de populations entre la Grèce et la Turquie. Plus d’un million et demi de Grecs ottomans et près de 400.000 musulmans de Grèce, «baïonnette dans le dos», durent abandonner leur foyer respectif pour rejoindre leur supposée mèrepatrie qu’ils n’avaient jamais vue. Ainsi, les grandes puissances de l’époque laissèrent faire le génocide des Arméniens, puis cautionnèrent une politique de nettoyage ethnique, politique dont nous vîmes encore les ravages jusque dans les années 1990 lors des guerres de l’ex-Yougoslavie, puis très récemment, avec les persécutions dont sont encore victimes différentes minorités en Syrie et en Irak, dont les Yézidis.
Dans un registre plus positif, c’est à Genève, en 1924, que la défunte Société des Nations - dont le siège se trouvait à quelques centaines de mètres de l’emplacement des Réverbères de la mémoire - a accordé une protection internationale, le passeport Nansen, aux apatrides et rescapés arméniens pour faciliter leur quête d’une terre d’asile. Certains trouvèrent refuge en Suisse. C’est aussi par le sang versé des Arméniens, que le droit international humanitaire – cher à Genève et à la Suisse – s’est développé pour rendre compte de cette nouvelle et monstrueuse réalité de la guerre: le fait que les populations civiles soient devenues un objet d’annihilation. En effet, alors que les massacres avaient commencé, la France, la Grande-Bretagne et la Russie ont dénoncé dans une déclaration commune en 1915 «le crime contre l’humanité et la civilisation» commis alors contre les Arméniens. A l’exception d’un orateur qui lors de la Convention à Paris en 1794 avait évoqué le crime de «lèse-humanité» pour qualifier la traite esclavagiste, c’est la première fois que le concept de crime contre l’humanité fut affirmé aussi clairement.
Mais si les puissances occidentales et la Russie à l’époque se sont offusquées des massacres des Arméniens, elles ne sont pas intervenues pour autant. Ce qui fit dire à Adolf Hitler, le 22 août 1939, soit quelques jours avant l’invasion de la Pologne: «Qui se souvient encore du massacre des Arméniens ?». S’exprimant devant le haut-commandement allemand, il incitait ses généraux à faire preuve d’une extrême brutalité envers les populations juives et slaves dans les territoires que les nazis s’apprêtaient à conquérir à l’Est, en leur promettant une totale impunité, garantie, pensait-il, par la passivité du monde lors des massacres des Arméniens.
C’est un juriste polonais, Raphaël Lemkin, qui, comparant l’abandon des Arméniens lors des persécutions et des massacres de 1915-1916 et celui des juifs durant la deuxième guerre mondiale, dans son livre Axis Rule over Occupied Europe, forgea en 1944 le terme de «génocide» (un néologisme dérivé du grec genos – genre, espèce- et du latin – cide, tuer). Il voulait ainsi capturer conceptuellement et juridiquement une nouvelle réalité monstrueuse de la guerre – l’extermination des populations civiles - pour mieux la combattre. Lemkin fut, du reste, l’infatigable artisan de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948. Tragiquement, ni la force du droit international, ni les leçons de la souffrance des Arméniens il y a un siècle n’ont constitué un garde-fou suffisant contre de nouvelles horreurs. Nous ne le savons que trop alors que des millions de Syriens et d’Irakiens connaissent à l’heure où ces lignes sont écrites une guerre impitoyable qui n’en finit plus.
Les Réverbères de la mémoire nous invitent à faire le lien entre la tragédie d’il y a un siècle et les turpitudes du présent, parfois dans les mêmes régions où périrent tant d’Arméniens.
Les citations suivantes font parties des extraits de textes gravés sur les fûts des Réverbères.
Comité d’exposition: Raffi Garibian, Irma Cilacian, Sévane Haroutunian, Taline Garibian, Meda Khachatourian
A l’occasion de l’inauguration des Réverbères de la Mémoire, l’exposition Fragments présente le regard de la presse suisse sur les événements arméniens d’il y a un siècle et relate l’organisation de l’aide suisse.
Entre 1895 et 1925 les journaux romands ont publié plusieurs milliers d’articles sur le sort que connaissent les Arméniens de l’Empire ottoman. Ces coupures de presse révèlent l’écho que rencontre le génocide – qui ne porte évidemment pas encore ce nom – depuis les premiers massacres perpétrés par le Sultan Abdul Hamid II jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. Au fil des dépêches d’agences, des chroniques de journalistes ou des comptes rendus des témoins sur place, il est possible de suivre le déroulement des faits, la mécanique de destruction et les jeux de pouvoir entretenus par les grandes puissances de l’époque. Parallèlement, les journaux relaient largement les appels à l’aide et font état des différentes initiatives mises en place en Suisse.
Un important travail de recherche documentaire a permis de sélectionner une trentaine d’articles tirés de cinq quotidiens représentant différentes tendances politiques: le Journal de Genève, la Gazette de Lausanne, L’Express, L’Impartial et La Sentinelle. Chacun de ces textes, parfois très brefs ou au contraire enrichis de nombreux détails, rapportent un fragment des événements qui se produisent alors dans l’Empire ottoman. Si aucun ne délivre une vision globale ou panoramique du drame qui se joue, leur lecture permet néanmoins de saisir l’histoire à une petite échelle. Ici ou là, on perçoit déjà les grands enjeux de l’extermination des Arméniens.
En proposant une lecture de ces événements à travers les sources suisses romandes, l’exposition Fragments permet d’une part de montrer que le génocide des Arméniens est largement connu et exposé au moment même de son exécution et d’autre part, de rappeler le vaste élan de solidarité que cette tragédie a provoqué en Suisse et notamment à Genève. Fragments souhaite montrer que ce qui s’est déroulé à plus de deux mille kilomètres il y a cent ans, peut être appréhendé aussi à partir d’une perspective locale et ce d’autant plus que sa portée résonne ici même aujourd’hui encore.
Commanditaire
Ville de Genève, Fonds Municipal d’Art Contemporain (FMAC)
Entreprises Marti SA, HKD Géométrique SA, ZS Ingénieurs civils SA, Perret SA et Spinelli SA
Fonderie Armenia
Fonderie Lavelle et Artproject à Lyon, en particulier Camille Ferron
Fonds d’art contemporain de la Ville de Genève (FMAC)
Irma Cilacian, de Gandolfi Cilacian Architectes
Fonds d’art contemporain de la Ville de Genève (FMAC)
Service culturel (SEC)
Département de la culture et du sport (DCS)
+41 22 418 45 30
fmac@ville-geneve.ch