Prix Töpffer Genève
Le Prix Töpffer Genève honore un album d’un·e artiste de bande dessinée genevois·e. Trois artistes sont nommé·e·s chaque année. Le nom du lauréat·e est dévoilé lors de la cérémonie en fin d'année.
nommé
Ibn Al Rabin
De la ductilité du sbrinz. Recueil des strips parus dans Le Courrier 2013-2022
(Éditions Atrabile)
Un recueil fait-il œuvre? Oui, le recueil fait œuvre! Ibn Al Rabin rassemble neuf années de travaux hebdomadaires publiés dans un quotidien genevois. Plus de 400 bandes courtes dont le contenu même - si l’on en croit la notice introductive - serait le fruit d’un malentendu jamais levé entre la rédaction du journal et l’auteur lequel s’imaginait contraint de dessiner des strips liés au monde culturel. Vraie ou non, cette contrainte respectée n’était pas pour déplaire à un dessinateur aguerri aux contraintes génératrices ou transformatrices de l’OUBAPO.
Œuvre donc, si l’on s’accorde sur la possibilité d’une lecture pas forcément linéaire et capable de surmonter l’aplatissement du temps, ramenant 9 ans de création à quelque 200 pages reliées. Œuvre, oui, si la lecture peut dépasser l’oubli inévitable des références d’un temps passé, comme celles liées au contexte local.
Œuvre aussi par la possibilité donnée de s’amouracher de ce «zoo de personnages» fortement caractérisés dont on pourra suivre les pérégrinations croisées au fil des pages. Œuvre évidemment par les choix formels avec l’appel au jaune comme seule couleur (à quelques exceptions près) ou par la scansion du recueil par le dessin de panoramas lacustres qui tranchent avec les personnages en ombres chinoises. Œuvre toujours par le recours régulier à des intermèdes, simples schémas à haute valeur narrative, qui rappellent la place tenue de longue date par l’abstraction dans le travail de l’auteur.Œuvre enfin, par le sourire et le rire que suscite la lecture dont on ne saurait se priver...
Donc, oui, un recueil qui ne se limite pas à la restitution sérielle, pour marquer le coup, d’une production, pour peu qu’on s’autorise une lecture curieuse, observatrice et picoreuse sans doute.
Biographie
Ibn Al Rabin, né Mathieu Baillif en 1975, est un artiste indépendant foisonnant qui débuta en distribuant gratuitement ses fanzines et qui revendique un goût certain pour la fainéantise… Coquetterie? Auteur de bande dessinée, il a été microéditeur (Me Myself) et co-fonde La fabrique de Fanzines. Encouragé par Nicolas Robel (B.ü.L.B) dont il partage les valeurs éditoriales, il travaille dès 2003 et jusqu’à ce jour, avec les éditions Atrabile où il compte 15 créations et 18 numéros du collectif Bile noire. Insatiable, il se fait volontiers musicien, compositeur, interprète, admiratif de son contemporain Jean-Luc Le Ténia (1975-2011), artiste prolifique de la chanson française, redécouvert après sa mort, dont il a repris le répertoire.
Ibn Al Rabin participe de la génération de créatrices et créateurs indépendants qui animent la scène genevoise de la bande dessinée depuis le tournant du 21e siècle (A. Baladi, A. Kündig, F. Peeters, I. Pralong, H. Reumann, T. Tirabosco, etc.). Il a contribué activement à la reconnaissance de ce que l’on appelle la bande dessinée abstraite (Bile noire 13, 2003). Identifiable au premier coup d’œil par son style minimaliste qui s’est nourri des premiers travaux de Trondheim (Lapinot) ou de Copi (La femme assise), pétri d’humour au service d’une satire sans concession et volontiers potache, il s’appuie sur le dessin de petits êtres en ombre chinoise, silencieux ou bavards dans des œuvres aux formats et longueurs très variés (on citera les 1120 pages de L’Autre Fin du Monde…). Des œuvres narratives puisant dans la banalité du quotidien, mais capables de s’attaquer aux grands thèmes de la science-fiction ou qui revisitent des épisodes bibliques. «Étonnant, non?» dirait Cyclopède.
nommé
Alex Baladi
Un monde en pleine mutation
(Éditions Atrabile)
Alex Baladi offre un roman graphique en noir et blanc, riche de 220 pages, car: 2+2+0=4. Lisez, vous comprendrez. Évoquer ce petit jeu enfantin, permet de souligner ce qui traverse cette œuvre, comme toutes les œuvres de Baladi d’ailleurs: la multiplicité des niveaux de lecture. Baladi est un maitre des références - explicites ou cachées, vécues ou non – et des mises en abyme. En même temps, il préserve une trame narrative linéaire fondée sur un jeu graphique sans ambiguïté, l’œil passant de case en case comme s’il glissait le long du corps ondulant d’un serpent. Grandeur de la simplicité qui nourrit la pluralité des émotions.
Voilà donc un récit plein de tendresse et de sollicitude entre un libraire solitaire et trois ados saisis en juillet 1994 et réunis par leur amour partagé de la bande dessinée. Une histoire du quotidien, faite de partages d’idées, de confrontations, d’agacements, de souvenirs, qui peut se lire aussi comme l’expérience de l’interrompu, du fragmentaire et de la créativité puisant dans la découverte impromptue de ce qui se présente, fortifiée par les liens affectifs. Un conte chaleureux et fort d’espérance, en dépit des vicissitudes de la vie et du temps qui passe comme la dernière partie de l’ouvrage, située en 2020, en témoigne.
Biographie
Alex Baladi, né vaudois en 1969, formé en histoire de l’art (Genève) et en cinéma (ESEC) est un auteur clé de la scène genevoise indépendante de la bande dessinée. Faire l’inventaire de sa production est une gageure. Dominique Radrizzani qui en fit son invité d’honneur au festival lausannois BDFIL en 2019 a proposé dans la revue Bédéphile, un dossier inédit et inégalé sur l’artiste. La bibliographie était riche de 54 œuvres monographiques sorties entre 1992 et 2019, 40 œuvres autoéditées ou objets de microédition dès 1982, 46 contributions à des collectifs dès 1993, etc., etc. On ne peut qu’y renvoyer. Depuis lors, Baladi a été nommé aux prix Töpffer avec Saturnine tandis que l’album Revanche édité par The Hoochie Coochie a été sélectionné pour le festival d’Angoulême 2022. En somme, depuis 2019, trois œuvres ont été publiées chez Atrabile, auxquelles s’ajoute le roman graphique retenu pour les prix Töpffer 2024. Qui dit mieux.
lauréate
Juliette Mancini
La haine du poil
(Éditions Cambourakis)
Le titre de l’album ne laisse guère d’incertitude sur le propos, même si le poil ou plutôt les poils, obscurs objets du dégoût, ne se laissent pas cerner par une sentence aussi radicale. L’histoire du poil rappelle la versatilité des sociétés à son égard, en occident comme ailleurs. Dans tous les cas, le poil est signifiant et interroge les rapports de genre, les tolérances et les exclusions dans leur confrontation à la religion et aux valeurs morales puritaines ou avides de pureté.
Le scénario, co-écrit avec Alexia Chandon-Piazza et Sara Piazza, toutes deux psychologues cliniciennes, naît du travail de thèse de cette dernière, sur le sexe féminin. Le récit, mis en images par Juliette Mancini, mêle de brefs moments du quotidien de la vie de femmes (et quelques hommes) de tous âges et de différents milieux. Le dessin sans fard de la rencontre des êtres et des corps - en vert et violet - permet d’explorer les multiples émotions suscitées par la présence ou l’absence de pilosité. À travers la psychanalyse, l’art, les pratiques d’épilation, les échanges affectifs ou sexuels, ce sont les tabous, les diktats commerciaux et les normes comportementales intériorisées de notre société qui se dévoilent et donnent à réfléchir, sans pathos. Touche inattendue, le poil se fait même roseau pensant au fil de la narration… Une très belle idée dont on se demande toutefois si le dégoût contemporain exprimé par les différents personnages de la bande dessinée, pourra être désamorcé par la représentation d’un poil devenu sujet dialoguant alors que fantasmes ou aversions se nourrissent d’abord du caractère touffu et indifférencié des poils. Une narration subtile, incarnée par les incertitudes des un-es ou les réactions épidermiques des autres et qui échappe avec bonheur aux écueils du traité didactique.
Biographie
Française née en 1989, installée dans le canton de Genève, Juliette Mancini est diplômée de l’École des arts décoratifs de Paris (EnsAD) en design graphique (2013). Ses travaux explorent les phénomènes de domination sociale comme de genre, sans manichéisme, avec humour aussi, interrogeant la part de liberté qui s’offre à chacun-e.
Elle publie chez Atrabile son premier opus, De la chevalerie, en 2016 objet d’une réédition en 2018. Cette même année, le fanzine Bien, Monsieur, qu’elle a co-fondé, reçoit le Fauve de la BD Alternative au Festival d’Angoulême. En 2021, toujours chez Atrabile, elle publie Éveils. Elle participe au collectif réuni pour les 25 ans de la maison d’édition (Autre chose) en 2023. En parallèle, elle dessine pour la presse, notamment jeunesse (Biscoto, Georges, Libération, Nicole, Sub(ti)tle…) et pour des institutions culturelles. Ces dernières années, elle a été résidente à Maison Fumetti, Embassy of Foreign Artists et La fraternelle.
Co-autrices
Sara Piazza a soutenu en 2013 une thèse en psychopathologie et psychanalyse intitulée «Les enjeux représentationnels de la nymphoplastie: Coupez ce sexe que je ne saurais voir». Après avoir enseigné, elle travaille désormais en tant que psychologue clinicienne à l’Hôpital Delafontaine à Saint-Denis dans le service de réanimation et dans l’équipe mobile de soins palliatifs et est chercheuse associée au laboratoire Centre de recherches en psychanalyse, médecine et société de l’université Paris Diderot.
Alexia Chandon-Piazza est artiste-autrice et psychologue clinicienne. De 2011 à 2020 elle a travaillé au sein du collectif INVIVO, sur la création de spectacles à mi-chemin entre le théâtre et les arts numériques. Après une reprise d’études, elle est devenue psychologue clinicienne et exerce désormais en pédiatrie auprès d’enfants hospitalisés et leur famille.