Portraits

Geneviève, Jacques, Marie-Claire, Claudette, Lynn et Jean-Pierre ont accepté de prêter leur visage et de témoigner pour cette campagne. Nous les en remercions chaleureusement. Âgées de 58 à 80 ans, elles et ils représentent, dans la singularité de leur parcours, la diversité des aîné-e-s LGBTI, la complexité de leurs besoins spécifiques, la multiplicité de leurs craintes vis-à-vis de la vieillesse, mais aussi leur engagement, leur dynamisme et leur amour de la vie. Leurs témoignages ont été recueillis par l'association Cédille.

Geneviève Jacques Marie-Claire Claudette Lynn Jean-Pierre

Geneviève, 69 ans, passionnée de voyages et de musiques

À 69 ans, Geneviève est fraîchement retraitée. Cette amoureuse des gens et des rencontres a exercé toute sa vie en tant que professeure de lettres classiques, dans plusieurs lycées français. Ancienne membre du MLF [1], passionnée par Joan Baez et Angela Davis, elle aime partager son temps entre sa maison en Haute-Savoie, véritable refuge personnel, et ses nombreux voyages autour du globe. Avec son ancienne compagne, elles adoptent deux garçons dans les années 90, âgés aujourd’hui de 20 et 22 ans. Elle est fière de son long combat pour accéder à la parentalité et se réjouit de la légalisation de l’homoparentalité en France et de la simplification progressive des procédures. lire la suite

«Difficile de savoir si cela est lié à la maturité ou à l’époque qui change mais, plus les années ont passé, moins j’ai été confrontée personnellement à l’homophobie. La perception de l’homosexualité a énormément évolué dans la société : lorsque j’étais jeune, le rejet était beaucoup plus marqué, violent. Mais d’un autre côté, j’ai acquis une plus grande confiance en moi avec les années, qui me permet d’être mieux armée face aux préjugés. Malgré tout, il y a encore énormément à faire, il y a tellement de suicides chez les jeunes LGBTI!

Tout le stress provoqué par l’exclusion, pendant la jeunesse des personnes LGBTI, n’est pas sans conséquence. Je suis convaincue que cela crée de nombreux problèmes avec les années. Le rejet et le jugement sont de grands facteurs de maladies. On sait bien que de nombreux cancers sont d’origine psychologique…»

Âge et célibat

«Depuis que je suis à la retraite, je ressens davantage mon célibat. La plupart de mes amis sont en couple alors que je suis célibataire depuis 8 ans, ce qui, de ma vie, ne m’était jamais arrivé. Je suis, par contre, très chanceuse d’avoir mes deux enfants autour de moi. Leur présence est très réconfortante. C’est également rassurant de savoir où va aller mon patrimoine après mon décès. Même s’il ne bénéficiera qu’à mon fils «légal» puisque, aux yeux de la loi française, l’un de mes deux fils n’est pas réellement le mien, mais uniquement celui de mon ancienne compagne [2].»

Vie communautaire

«Malgré la présence de mes enfants, je reste très concernée par mon devenir en tant que personne aînée LGBTI célibataire. Que vais-je faire quand je perdrai de mon indépendance? Que va-t-on faire? Il faudrait imaginer des maisons communautaires, comme cela a pu se faire dans les années 60-70!

J’aimerais beaucoup me retrouver dans une grande maison où chacun aurait son appartement individuel, mais vivrait à proximité et en communauté avec le reste de la maisonnée. C’est un rêve qui est cependant difficile d’accès et coûteux… il faudrait pouvoir accéder à la propriété, acheter une maison… Et puis, par où commencer et qui contacter? Un tel lieu de vie serait-il ouvert aux lesbiennes uniquement? Aux autres membres de la communauté? Quel débat il y aurait autour de ces questions!

Une alternative serait la création de maisons de retraite LGBTI. Je trouverais cela très confortable : ne pas avoir à se justifier, pouvoir être soi-même… Quand j’avance cette idée, certaines personnes me soupçonnent de vouloir «créer des ghettos» . J’ai souvent remarqué cette peur, chez certains, que les homosexuels se retrouvent entre soi… mais ils ne savent pas ce que c’est de vivre dans un monde où tout est prévu et pensé pour des modèles différents que le sien… et je ne parle pas des problématiques auxquelles se confrontent les personnes trans*, queer ou intersexes, encore plus violemment rejetées au quotidien.»

Communauté LGBTI

«Je me sens complètement faire partie de la communauté LGBTI malgré les individualités très différentes réunies sous cette bannière. Il faut absolument s’accepter les uns les autres pour le bien de la communauté dans son ensemble. Nous nous sentons tous différents et c’est ce qui fait notre unité. Je suis une femme cis [3] lesbienne mais je sens une proximité avec les hommes gays, les personnes trans* ou intersexes.

Mais ce sentiment s’est développé avec les années. Au MLF ou dans les groupes lesbiens dont je faisais partie dans les années 70, il n’était jamais question de transidentité, de bisexualité, d’identité queer, d’intersexuation, etc. On ne parlait que de lesbiennes et de gays. Alors que les homosexuels commençaient à sortir la tête de l’eau et à occuper le discours public, le reste de la communauté devait encore se cacher, sous peine de discriminations très fortes.

Pour toutes ces raisons, le milieu associatif LGBTI occupe une place très importante dans ma vie. Je continue à y apprendre énormément de choses, à y rencontrer de nouvelles personnes. Cela me permet de maintenir un entourage social mais aussi de continuer à vivre dans la société actuelle, de ne pas être constamment tournée vers le passé. D’autant qu’étant à la retraite, j’ai beaucoup de temps disponible.

J’ai toujours été en contact avec des jeunes. Je me sens donc très à l’aise dans les associations LGBTI, qui réunissent généralement un nombre plus important de jeunes que de seniors. Mais certaines problématiques sont spécifiques à l’âge qui avance… et puis ce n’est pas pareil de faire la fête toute la nuit quand on a 30 ans ou quand on en a 70. Pour répondre à ces questions spécifiques, nous avons créé, tout récemment, un groupe de femmes aînées [4], auquel peuvent participer les femmes de plus de 55 ans. Notre but est simplement de prendre soin les unes des autres, de lutter contre la solitude et la maladie. De nombreuses personnes LGBTI sont dans des situations précaires qui les amènent à disparaître de la sphère associative. Face à de tels cas, nous sommes souvent démunies. Il est nécessaire de s’organiser et de mieux communiquer les unes avec les autres.»


  1. Mouvement de Libération des Femmes
  2. L’adoption homoparentale étant interdite dans les années 90 en France, Geneviève et sa compagne de l’époque ont, chacune, adopté un enfant en tant que célibataire. Cette co-parentalité non-reconnue par le cadre légal les empêche de transmettre leur patrimoine de manière équitable à leur deux enfants. Le patrimoine de Geneviève reviendra à son fils «légal» alors que celui de son ancienne conjointe ira à leur autre enfant.
  3. Le terme cis ou cisgenre est construit par opposition au terme transgenre. Il décrit un type d’identité de genre où le genre ressenti d’une personne correspond à son sexe de naissance.
  4. Il s’agit d’un nouveau groupe de rencontre et d’activités pour les aînées lesbiennes, hébergé par l’Association 360. Un groupe similaire, «Tamalou» , également chapeauté par l’Association 360, s’adresse aux hommes gays de plus de 50 ans.

Jacques, 76 ans, tombé amoureux de l'Inde

Originaire de Neuchâtel, Jacques, 76 ans, a passé la plus grande partie de sa vie à Genève. Véritable citadin, il partage son temps entre les baignades aux Bains des Pâquis, la fréquentation des cinémas de quartier, la lecture et l’entretien de ses plantes vertes. Ce visiteur assidu de salles de fitness, qu’il fréquente tous les jours pour raisons de santé (spondylarthrite ankylosante), aime aussi profiter de sa retraite pour échapper à l’hiver suisse et aller se ressourcer en Inde, où il suit des cures ayurvédiques à base de yoga, massages et nourriture végétarienne. Amoureux des gens, il considère que ses amis, qu’il reçoit chez lui tous les dimanches depuis 11 ans autour d’un bon repas, sont sa véritable famille. lire la suite

«Je crois que je me considère moins «gay» qu’autrefois, à cause de mon âge. Je ne fréquente plus les mêmes endroits, par exemple. Mais la vie associative gay, elle, reste très importante pour moi : je suis bénévole pour les associations Dialogai et 360, où je donne différents coups de mains. Pendant longtemps, je prêtais main forte lors des soirées 360 Fever, au vestiaire ou à la cuisine. Mais j’ai arrêté il y a quelques temps suite au décès d’un ami, senior lui aussi, avec lequel je faisais cela. Même si je connais tous les autres bénévoles, ce n’est plus de ma génération… je n’arrive plus à tenir après minuit.

Je fréquente aussi le groupe Tamalou [1], créé par François Thierry, lui aussi récemment décédé. On se retrouve une fois par mois autour d’un repas et tous les mardis pour partager l’apéritif dans l’un des bars gays de Genève. C’est un plaisir de se retrouver… il faut dire qu’on a des souvenirs communs! On se connaît depuis 30 ou 40 ans! J’aime aussi l’entraide qu’on s’apporte : si l’un de nous est malade, on lui rend visite par exemple. Mais il y aussi une certaine pudeur. Si j’étais vraiment mal en point, je ne suis pas sûr que je le dirais, pour ne pas obliger les autres.

Globalement, j’observe tout de même un désintérêt de la vie associative ces dernières années, parce que «ce n’est plus nécessaire… tout roule!» Les traditionnels repas hebdomadaires de Dialogai ont peu à peu été désertés, la chorale dont je faisais partie a dû cesser ses activités faute de membres, etc. C’est dommage car toutes ces activités, organisées par les associations offraient une grande mixité sociale : il y avait des gens de tous les âges, c’était l’occasion de se retrouver entre amis pendant la semaine. Cela nous soudait. J’ai trouvé curieux que tout le monde se disperse et que nous ne restions pas en contact. Les bars aussi ont périclité petit à petit. J’ai toujours regretté cela, la perte de ces endroits conviviaux. On pouvait y aller n’importe quand, n’importe quel jour, on tombait toujours sur quelqu’un que l’on connaissait… ou que l’on pouvait rencontrer. Je crois que cela est fini maintenant.

Cette désaffection m’effraie un peu car j’ai connu l’époque où les gays étaient poursuivis par la police, jusque dans les bars. Les descentes de police à l’Embassy ou à l’Hippocampe aux Pâquis, les contrôles à 10 ou 20 policiers, dans les bars ou dans la rue, sans raison apparente, ou dans des lieux soupçonnés d’être des lieux de drague. On contrôlait nos papiers. Ceux qui ne les avaient pas étaient amenés au poste pour la nuit. Je suis issu de cette période, c’est quelque chose qui m’a beaucoup marqué et qui dicte encore mes comportements aujourd’hui. J’avais très peur de perdre mon emploi, surtout, car mon nom fut relevé à réitérées reprises; je redoutais que la police se mette en contact avec mon employeur. Ce vécu fait que l’on reste sur la réserve, ensuite, le reste de sa vie. Il y a toujours cette peur du rejet, qui reste ancrée. On était les parias de l’époque, harcelés et stigmatisés. Ce harcèlement constant des homosexuels a été extrêmement culpabilisant. Le terme utilisé à l’époque par la presse écrite était «de tristes sires» !

Aujourd’hui, je raconte souvent ces épisodes de ma vie à mes amis plus jeunes pour qu’ils se rendent compte de ce que cela voulait dire d’être homosexuel dans les années 60 ou 70. Je leur demande de rester membres des associations car elles sont les seules à être armées pour nous défendre, pour éviter toutes ces souffrances inutiles que les gens ont subies. Je suis intarissable sur ce sujet. Parce que c’est un vécu blessant, qui a tué des gens autrefois. On en était là. Je tiens à faire cela, à leur rappeler ce vécu, car la droite et l’extrême droite prennent de l’importance partout en Europe… et elles sont plutôt homophobes! D’accord, les choses vont mieux aujourd’hui, mais un retour de manivelle est toujours possible, tant l’opinion peut être versatile! Maintenant, nous sommes un peu «à la mode» . Tout le monde est content d’avoir un «ami homo» , mais que se passera-t-il quand la mode sera passée ? Il faut toujours se méfier, rester sur ses gardes. Rien n’est acquis définitivement.

En vivant simplement notre vie de gays ouvertement, nous avons mené une lutte qui a peut-être conduit à la tolérance actuelle. On aurait pu se suicider... ou se marier avec des personnes de l’autre sexe, comme cela se faisait à l’époque, pour rester incognito, quitte à mener une double vie de souffrance pour les deux conjoints. Malgré toutes les contraintes, nous avons mené la vie que nous souhaitions. Et ce sont en grande partie les associations qui ont permis cela. Il faut continuer à leur apporter notre soutien. Il faut rester visible, montrer qu’on est là, même à nos âges…


  1. Hébergé par l’Association 360, Tamalou est un groupe d’entraide et de convivialité entre seniors LGBT+, il est ouvert à tous mais s’adresse en priorité aux hommes gays de plus de 50 ans. Un groupe similaire, également chapeauté par l’Association 360, vient d’être créé et s’adresse, quant à lui, aux femmes aînées lesbiennes.

Marie-Claire, 73 ans, adore l'accordéon et observer les oiseaux

«Il n’y a pas de retraite pour les artistes» , aime à dire celle qui a consacré sa vie à la pratique de l’accordéon. À 73 ans, Marie-Claire continue à donner régulièrement des concerts et à composer de la musique. Car l’instrument des guinguettes l’a accompagnée toute sa vie : initiée par son père dès son plus jeune âge, elle se rappelle avec joie ces samedis soirs des années 50, où il l’amène dans le quartier dit «mal famé» des Étuves, repaire des accordéonistes de l’époque. C’est le début d’une véritable passion. Mais, tout comme dans sa vie personnelle, elle est éprise de liberté, ne supporte pas qu’on lui dise quel morceau jouer. Elle fonctionne à l’instinct… ce qui la conduit, à 30 ans, à tout quitter pour partir vivre au Brésil avec sa compagne de l’époque. À son retour en 1978, au cours d’une soirée particulièrement festive, elle s’engage impulsivement auprès de la patronne de la Channe Valaisanne à reprendre son bistrot. Le troquet est alors renommé La Bretelle et deviendra, au fil des ans, un bar mythique des nuits genevoises. Après avoir mené une vie de «bâton de chaise» pendant ses 30 ans à la tête de l’établissement, elle apprécie particulièrement sa vie actuelle, plus tranquille, à la campagne. À la fois très sociable et solitaire, celle qui se définit comme une «oursonne» ou une «saltimbanque» , a enfin le temps de lire et de prendre le temps de vivre. lire la suite

«Au fond, nous sommes tous égaux face aux années! Du côté des rides, il n’y a aucune différence entre hétéros et homos. Tout le monde doit avoir le droit aux mêmes soins, au même respect. Nous sommes des êtres humains, LGBT ou non. Il faut que les gens s’acceptent les uns les autres, pas qu’ils se «tolèrent» . Je n’aime pas ce mot. Il n’y a rien à tolérer. Simplement à accepter.

Je me suis souvent posé la question des maisons de retraite. Comment échanger librement avec les autres résidents quand on est homo ? Comment raconter son histoire, parler de sa vie ? Cela me semble compliqué. Ça l’est déjà avec certains jeunes, alors dans un endroit réservé aux aînés… Si je devais m’y retrouver, j’essayerais d’expliquer, bien sûr, de sensibiliser… mais ce ne serait pas évident. Un vrai dilemme. Bon, mais de toute manière, j’espère ne jamais devoir me poser la question, pouvoir m’en aller avant…

Je n’arrive pas à me projeter plus loin que 5 ou 6 ans, je n’ai jamais réussi. J’ai toujours vécu au jour le jour (ce qui m’a plutôt réussi!) mais c’est vrai que la question des vieux jours est un peu particulière pour les personnes LGBT. Souvent, les homos n’ont pas de descendance, par exemple, alors que les enfants d’hétéros s’occupent de leurs parents quand ceux-ci prennent des années… ne serait-ce qu’en allant les voir de temps en temps. Moi, je suis bien contente d’avoir mes amis autour de moi. J’aimerais les garder le plus longtemps possible. C’est agréable de recevoir des téléphones de temps en temps, que l’on prenne de mes nouvelles. C’est ça qui est important. Mais je n’ai pas plus d’amis homos que d’amis hétéros. Pour moi, cela ne rentre pas du tout en ligne de compte. Même si, bien sûr, je fais partie de la communauté LGBTI. De fait. Comme je suis une citoyenne suisse, une artiste ou un être humain. Ce n’est ni un plus, ni un moins, c’est comme ça. Mais j’ai eu la chance d’évoluer dans un environnement privilégié où je n’ai jamais eu à me battre pour me faire accepter. Le milieu de la nuit et celui de la musique sont quand même plus ouverts que d’autres… si j’avais travaillé dans un bureau ou une usine, cela aurait certainement été différent.

Entre régression et acceptation

De manière générale, je trouve qu’il y a une nette régression ces dernières années, dans l’acceptation des autres, de leurs différences… et de la part de gens de tous âges, y compris des jeunes malheureusement. C’est la peur du voisin, du Noir, du Japonais… de tout ce qui est autre, quoi. Des pas sont faits vers l’égalité des droits, ça c’est indéniable, mais cela reste très fragile. Il y a encore tant à faire…

Après avoir passé une grande partie de ma vie à la tête d’un lieu «gay» , je n’en fréquente plus beaucoup maintenant. Il y a un temps pour tout. J’apprécie ma solitude, c’est mon côté «ourse solitaire» . Mais je continue d’apporter mon soutien aux associations lorsqu’elles me sollicitent. Avec mon accordéon pour des concerts, par exemple, mais aussi pour des témoignages ou donner ma signature ou simplement en faisant acte de présence. Il y a un temps pour tout, mais je reste disponible. Je suis contente qu’elles poursuivent la lutte, car nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge… Les choses doivent encore évoluer pour qu’un jour nous ne parlions plus de «ceux-ci» ou de «ceux-là» mais simplement d’un «nous» .»

Claudette, 80 ans, passionnée de compétition cycliste

Jurassienne de souche, Claudette est née en 1937 au Maroc, où elle passe la plus grande partie de son enfance et de son adolescence. Elle est née de sexe indifférencié mais cette particularité n’a jamais été un problème pour elle et ses parents, qui lui choisissent le prénom unisexe de Claude, afin qu’elle puisse choisir librement son identité de genre. Préférant le terme d’hermaphrodite, qui lui évoque la poésie des mythes grecs [1], au terme plus moderne d’intersexe, elle définit sa double identité, comme une véritable prouesse de jonglerie. Et la jonglerie, Claudette connaît : sa vie semble être celle de mille êtres, tant les casquettes qu’elle a portées au fil des années sont nombreuses : prostituée dans les maisons closes de Tanger dès ses 15 ans, fille de course dans une boulangerie bernoise, activiste pro-jurassienne (activité pour laquelle elle est condamnée à 15 mois d’enfermement), cycliste de haut-niveau, 2ème sophrologue de Suisse, architecte, Commandeur ésotérique d’une Commanderie de Frères Chevaliers, fervente défenseuse des travailleuses du sexe, écrivaine… À 80 ans, Claudette, qui aime rappeler, l’air de rien, une lueur espiègle dans le regard, sa passion du sexe et de l’amour, est plus active que jamais dans sa lutte pour la défense des prostituées : fondatrice de l’ADTS [2] en 2013, elle s’apprête également à endosser le rôle de présidente de l’association Aspasie [3] fondée par l’auteure et peintre genevoise Grisélidis Réal. lire la suite

«Ma vie, c’est les combats. Ça l’a toujours été. Depuis toute petite. J’ai toujours lutté, milité… mais toujours du «mauvais» côté. Avec les plus faibles, les plus pauvres, que ce soit politiquement (je suis très très à gauche), économiquement ou sexuellement. Cela m’a coûté très cher, en temps et en argent. Mais, le matin, quand je me lève, je peux me regarder dans la glace. Je suis très fière de tous ces combats. Même à mon âge, je pense que c’est important de continuer à militer contre toutes les stigmatisations, malgré les grands progrès des dernières années quant à la visibilité des personnes hermaphrodites, transgenres, homosexuelles ou, dans un autre registre, des travailleuses et travailleurs du sexe. Je finis ma vie sur cet élan, en jetant toutes mes dernières forces dans le combat pour la défense des prostituées. Car je l’ai promis à une grande dame, Grisélidis Réal, qui m’a transmis le flambeau. Tant que j’aurai un peu de forces, je continuerai à militer.

Concernant mon engagement en faveur des hermaphrodites, c’est Christine Delory-Momberger, avec qui j’ai écrit le livre sur ma vie La Trace, qui m’a incitée à prendre les armes. Elle m’a dit : «Tu as une élocution facile, tu n’as pas peur, le public ne t’effraie pas… tu devrais militer» . Au début, je ne voyais pas la nécessité. Cela me semble aller tellement de soi que tous les êtres humains, peu importe leur sexe, leur couleur de peau, leur religion ou leur orientation sexuelle, puissent jouir des mêmes droits. Chacun doit pouvoir vivre sa vie comme il veut. Tout est permis dans la vie, surtout dans la sexualité, à l’unique condition que cela se fasse entre adultes consentants. Nous sommes maîtres de nos sexualités qui n’appartiennent qu’à nous, et surtout pas aux politiciens, aux religions ou aux bienpensants de tous bords. C’est le message que j’essaie toujours de faire passer : «Respectons-nous! Respectez-vous!»

J’ai envie de dire aux hermaphrodites de sortir du placard. Cette double identité est un cadeau de la vie. Tout le monde devrait lire Le Banquet de Platon pour comprendre ça. Il ne faudrait jamais avoir honte de dire qui l’on est. Les choses vont de mieux en mieux, question acceptation. Cette conversation que nous avons aujourd’hui aurait été impensable il y a 50 ans. Moi, je suis Claudette, je me sens femme et je me trouve plutôt pas mal comme ça. J’ai hérité cet optimisme de mes parents, qui m’ont laissé grandir dans mon double genre. En jouant avec mes copains et mes copines, enfant, je me rendais compte que je n’étais pas faite comme eux. Que j’avais deux sexes, alors qu’ils n’en avaient qu’un. Je me demandais ce qui se passait, ce que j’allais devenir. Face à ces inquiétudes, ma mère m’a dit un jour (je n’oublierai jamais cette phrase) : «Ma petite, tu seras ce que tu voudras. Tu pourras être fille ou être garçon. Ce sera à toi de décider. Pas aux politiciens, pas aux religieux et encore moins aux médecins» . À l’époque, heureusement pour moi, on ne pratiquait pas encore les opérations. Qui sont souvent une horreur, encore à l’heure actuelle [4]. J’ai vécu ma vie d’hermaphrodite tranquille. Je n’ai jamais eu de problèmes de rejet, contrairement à ce que les gens pensent souvent. Personnellement, je suis bien dans ma peau et je suis convaincue que c’est important, pour certaines personnes, d’entendre une personne intersexe qui va bien.»

Perspectives

«Je me pose beaucoup cette question ces temps : «Claudette, que te reste-t-il à vivre ?» . J’ai tout de même 80 ans… Mais je ne me vois pas du tout partir. Quand je conduis 800 kilomètres en voiture, je m’arrête 10 minutes… et je roule à 120 km/h… Voilà, quoi. Je suis peut-être une exception, un cas parmi les aînés. Pour moi, je suis éternelle. Cela me tient aussi à cœur que les gens se rendent compte que, même à 80 ans, même après 5 cancers et 6 opérations, on n’est pas perdu. C’est pas vrai. Si on fait du sport, si on mange sainement… avec les progrès de la médecine… on peut s’en sortir!

Et puis les années ne changent absolument rien à la manière dont je me projette dans les histoires d’amour. Dans ma tête, j’ai 30 ans, pas 80. Je suis toujours aussi active sexuellement. Ce n’est pas forcément le cas de beaucoup de monde, ce qui est un vrai problème. On refuse aux personnes aînées d’avoir une vie amoureuse active… et je ne parle même pas de la vie sexuelle. Les gens trouvent cela «écœurant» , «mal placé» , «sordide» . Mais, enfin, il n’y a pas d’âge pour l’amour!

J’ai toujours eu une sexualité très forte. Encore actuellement, je ne m’en cache pas. Je suis contente que tout fonctionne encore. C’est grâce au sport et à une très bonne hygiène de vie (je n’ai jamais bu d’alcool, jamais fumé).

En revanche, je n’exerce plus en tant que prostituée… tout de même, j’ai 80 ans! Mais j’ai exercé très tard, jusqu’à il y a quelques années. Et j’ai gardé contact avec certains clients, pour lesquels je travaille parfois comme «escort girl» . Ils aiment bien mon éloquence, mon expérience de vie… Mais c’est devenue une activité ponctuelle, sur laquelle je ne compte plus pour vivre.

Je n’ai pas le temps de fréquenter les associations d’aînés. J’ai bien trop d’activités parallèles, entre mon engagement militant, ma pratique du sport ou l’entretien de mes relations sociales et amoureuses. Et je crois que cela me donnerait l’impression de vieillir. Je ne dis pas cela négativement, mais je ne suis pas encore prête. Je suis toujours avec des jeunes. Je ne me sens jamais exclue à cause de mon âge. On rigole beaucoup, on sort, on va danser, manger…

Je ne me sens pas âgée. Je n’ai pas une vie de personne âgée. Je ne me tourne pas constamment vers le passé. Je suis dans le présent. Mes combats sont dans le présent et dans le futur. L’avenir c’est la jeunesse, ce n’est pas nous, mais nous avons le devoir de bien passer le flambeau, de rendre les jeunes attentifs à ce qu’on a vécu. Surtout dans un contexte politique comme celui d’aujourd’hui, avec le retour de l’extrême droite. C’est mon grand souci, le retour du fascisme en Europe. Nous avons un devoir de mémoire : tirer la sonnette d’alarme quand on voit que cela revient. Avec Le Pen en France, mais aussi d’autres en Autriche, en Allemagne, en Bulgarie, en Hongrie, en Pologne… c’est le retour aux années 20-40. Il faut que les jeunes soient vigilants… Mais la relève est là… souvent cachée mais bien vivante, par exemple chez les jeunes anarchistes ou d’extrême gauche.

Le risque dans notre société c’est la peur de perdre le confort. Nous avons été numérotés, mis dans des cases bien définies, qui donnent un sentiment de sécurité, de bien être. Donc nous ne sommes pas prêts à tout bousculer et à refaire le monde. Ce n’est pas d’un nouveau mai 68 dont nous avons besoin aujourd’hui mais d’un nouveau 1789. Il faut TOUT remettre à plat.

J’espère que ce témoignage sera perçu pour ce qu’il est, un message d’amour et de respect envers toutes les minorités.»

Certains propos, ainsi que plusieurs notes de bas de page, sont extraits du livre autobiographique de Claudette, La Trace, écrit conjointement avec Christine Delory-Momberger, édité par Téraèdre en avril 2016, disponible en librairie.


  1. Dans la mythologie grecque, Hermaphrodite est le fils des divinités Hermès et Aphrodite. Un jour qu’il se baigne dans le lac Carie, sa beauté légendaire, héritée de ces deux parents, fait succomber la naïade Salmacis. Face au rejet d’Hermaphrodite, Salmacis l’étreint de force et supplie les dieux d’être unie à lui pour toujours. Sa demande est exaucée, donnant ainsi naissance à un être bisexué, à la fois mâle et femelle.
  2. L’ADTS ou Association de Défense des Travailleuses du Sexe regroupe des travailleuses du sexe, des clients et des sympathisants à leur cause. Elle défend le droit à la reconnaissance du travail sexuel en tant que profession. Elle promeut la lutte contre les discriminations dont sont l’objet les travailleuses du sexe, et contre le travail forcé, la traite et l’exploitation des êtres humains.
  3. Aspasie est une association de défense des travailleuses et travailleurs du sexe, fondée en 1982. Le nom de l’association fait référence à Aspasie, célèbre courtisane, compagne de Périclès dans la Grèce antique.
  4. «L’examen du Comité des droits de l’enfant [des Nations Unies], effectué en janvier 2015 à l’égard de la Suisse met en évidence les interventions de type chirurgical ou autre, jugées inutiles d’un point de vue médical et qui sont accomplies en l’absence du «consentement éclairé» des enfants intersexes. Dans son rapport final rédigé à l’intention de la Suisse, le Comité signale que de telles interventions et traitements entraînent souvent des conséquences irréversibles et peuvent causer de graves souffrances physiques et psychologiques» , extrait du rapport de la plateforme d’information humanrights.ch, https://www.humanrights.ch/fr/droits-humains-suisse/interieure/groupes/homosexuels/comites-onu-intersexes

Lynn, 58 ans, fan de plongée technique

Lynn est née le 14 juillet 1959 à Lausanne. Elle porte alors un prénom masculin et grandit dans un corps qu’elle sent très tôt, dès 4 ans, ne pas correspondre à son identité de genre. Mais elle se conforme, d’abord, aux désirs de ses parents et joue le jeu d’être un «bon petit garçon» , puis un «bon adolescent» . Après des études supérieures à HEC Lausanne, elle se lance dans une carrière professionnelle dans le monde bancaire, tout en enseignant à la Haute école de gestion et à l’Université de Genève, et devient cadre supérieur dans un grand établissement bancaire privé genevois. Ce n’est qu’en 2014 qu’on lui diagnostique officiellement une «dysphorie de genre» [1]. Elle entame alors, avec détermination, le processus de transition qui la conduira à être reconnue comme femme auprès de l’État civil le 19 octobre 2015. Aujourd’hui âgée de 58 ans, Lynn poursuit sa prolifique carrière, exerçant enfin son métier en harmonie avec celle qu’elle a toujours été. Elle est aussi une férue de plongée technique en eaux profondes, avec plus de 700 plongées à son actif. Cette fille de guide de montagne aime aussi beaucoup les sorties à ski, l’informatique et passer ses soirées devant un bon match de foot ou entre amis. Depuis sa transition, elle s’engage aussi passionnément dans l’écriture. lire la suite

«Je suis née le 19 octobre 2015. J’ai donc presque 3 ans. C’est particulier de commencer sa vie à un âge où beaucoup de gens ont dépassé la moitié de la leur.

Du moment que l’on accepte sa dysphorie, on aimerait s’endormir un soir et se réveiller le lendemain dans le bon corps, en accord avec son identité et son expression de genre. Malheureusement, ce n’est pas du tout comme ça que cela se passe. C’est quelque chose de difficile... Il faut repenser sa gestuelle, travailler sa voix, modifier ses intonations… Tout ce qu’une jeune fille développe «naturellement» durant son adolescence (la «féminité» , la «séduction» ), je dois l’apprendre à 58 ans, en accéléré. En résumé, je suis une jeune ado de plus de 50 ans.»

Questions de genre

«Le maître mot de ma vie «d’homme» , c’était la culpabilité. Je me sentais constamment coupable de ma vie intérieure de femme. J’avais peur d’être considérée comme alcoolique, droguée, folle. C’était une vie très pesante, malheureuse. Je craignais constamment d’être découverte. J’étais mue principalement par des choses négatives : par ce que je devais faire pour être ce que les autres attendaient de moi. Aujourd’hui, je me sens libre, je me sens bien. La peur a complètement disparu. J’essaye d’accepter la personne que j’ai été, qui m’a permis de devenir celle que je suis aujourd’hui, qui, je l’espère, est plutôt une belle personne. J’ai envie de me consacrer aux autres, d’aider la communauté trans*, de défendre des causes qui me tiennent à cœur, comme la cause féministe, etc.

Je me considère comme «légèrement» féministe car j’ai découvert des choses que je ne voyais pas avant. Par exemple, les commentaires déplacés dans la rue, les regards insistants. C’est très désagréable de se faire reluquer. Je n’avais jamais vécu ça en tant qu’homme. Dans la prise de décisions également, il y a quelque chose de cet ordre. On va souvent te dire que tu es un «mec» si tu prends une décision toute seule. De manière plus générale, je trouve très difficile de savoir ce qui est inné ou ce qui est construit dans la représentation des genres masculin et féminin. Dans l’intonation de la voix par exemple, il y a des choses complètement arbitraires. Une femme finira sa phrase en montant le ton, alors qu’un homme le fera en baissant le ton, ce qui est bien plus assertif. Cela fait une grande différence. Et tout cela vient de l’éducation, du mimétisme.

Je dois dire que je n’ai presque jamais été victime de transphobie. Je reçois plutôt des compliments et des témoignages de solidarité avec mes choix. Par contre, beaucoup de gens manquent d’informations, confondent identité de genre et orientation sexuelle, etc. Cela me semble inévitable actuellement. Je crois que toute personne qui revendique la «tolérance» doit en faire également preuve vis à vis des autres. C’est aussi valable pour les personnes trans*.

On rencontre aussi beaucoup d’ignorance face à la transidentité dans le corps médical. Malheureusement, la plupart des médecins n’ont jamais lu les standards de soins pour personnes transgenres édités par la WPATH [2]. L’ignorance est totale. À partir de cet état de faits, il y a deux possibilités : soit on est face à un médecin intelligent qui admet son manque de connaissances et qui décide de se renseigner, soit on est face à un médecin, bien installé dans sa blouse blanche, qui ne peut pas imaginer que sa patiente en sache plus que lui, et qui exige de sa part une confiance aveugle. Dans ce cas, je prends mes jambes à mon cou immédiatement.»

Transition tardive «Si j’ai joué le rôle de «bon fils» aussi longtemps, c’était surtout pour ma mère. Elle a fait du mieux qu’elle pouvait, compte tenu des informations qu’elle avait à disposition mais, aujourd’hui, j’aurais besoin de l’entendre me dire simplement qu’elle est fière de moi. Cela dit, j’aurais fait ma transition même sans son accord. Idem pour mon père. J’aurais accepté qu’ils ne veuillent plus me parler mais je n’aurais pas reculé. C’est peut-être le seul avantage de transitionner à 55 ans plutôt qu’à l’adolescence, quand on est encore dépendant affectivement et financièrement de ses parents.

Dans la plupart des autres cas, faire une transition à plus de 55 ans rend les choses plus difficiles que de le faire à 18-25 ans. Bien sûr, l’opération est la même, mais une personne jeune récupère et cicatrise plus vite. Son corps est aussi plus apte à encaisser des chocs. De plus, dans le cas des transitions tardives, le corps a développé pendant toute sa vie ses caractéristiques du sexe d’origine, contre lesquelles il faut ensuite lutter. Le combat est donc plus difficile. Par exemple, souvent, les jeunes femmes trans* n’ont pas à s’inquiéter de la pilosité masculine : pas besoin de passer par la case «épilation» puisqu’elles prennent des bloqueurs d’hormones avant la puberté, puis immédiatement des hormones féminines. De mon côté, dès 15 ans, j’ai développé une pilosité et une voix masculines. Pendant 40 ans, avec succès, j’ai joué le rôle d’homme - je ne voulais surtout pas être perçu comme «efféminé» ou «bizarre» .

Une autre difficulté liée à une transition tardive est l’existence d’une vie, notamment administrative, pré-transition : par exemple, tous mes diplômes et mes certificats de travail sont à mon prénom masculin. Donc, si je devais changer d’emploi, je devrais postuler en tant que Lynn alors que tous mes justificatifs sont au nom de Pierre-André [3]. Et mon parcours atypique serait difficile à valoriser alors qu’il a contribué à me rendre meilleure.»

Amours

«Suite à l’opération, je me suis posé de nouvelles questions : est-ce que j’ai envie de construire quelque chose avec un homme ou avec une femme ? J’étais partie dans l’idée que, puisque j’avais été hétérosexuel toute ma vie d’homme, je devais donc rester hétérosexuelle après la transition, et partager obligatoirement ma vie avec un homme. Puis une sexologue m’a demandé un jour : «Vous avez changé de genre. En quoi cela implique que vous changiez le genre de votre partenaire ?» C’était une bonne question. Cela m’a amenée à réfléchir à ce que je considérais comme important dans les relations intimes. Ce qui m’importe aujourd’hui n’est pas tellement le genre de mon ou ma partenaire, mais plutôt des questions de partage, de sensibilité, de capacité à vivre et accepter ses émotions et celles de l’autre. La tendresse, la complicité et la sexualité en découlent alors naturellement.

C’est de toute manière difficile de rencontrer une personne cisgenre à partir de la cinquantaine, même pour les femmes cis [4]. Les hommes cisgenres ont peur des femmes trans* car il se demandent s’ils sont gays ou craignent d’être perçus comme tels. Et les femmes cisgenres attirées par les femmes, ne nous considèrent parfois pas comme de «vraies» femmes. Et l’inverse est malheureusement pareil pour les hommes trans* cherchant à construire leur nouvelle vie.»

Les jeunes années

«Je suis très heureuse de voir qu’aujourd’hui les jeunes ados peuvent plus librement questionner leur identité de genre. Il y a de réels progrès, bien qu’il y ait encore beaucoup à améliorer! Aujourd’hui, je me sens enfin moi-même, mais j’ai le regret de ne pas avoir été une femme jeune, de ne pas avoir pu vivre dans mon corps de 25 ans. Cela paraît difficile à comprendre, peut-être, mais cela me pèse. Je n’ai jamais été jeune. Pierre-André, ce n’était pas réellement moi, c’était en quelque sorte mon frère jumeau qui m’a retenue prisonnière toutes ces années pour pouvoir jouer son rôle à lui. J’ai l’impression qu’il m’a volé ma vie. C’est un grand travail sur moi, que je fais accompagnée de ma psychologue, d’accepter cela, tout ce non-vécu. Je trouve qu’en plus, j’aurais été une jolie jeune femme.»


  1. La dysphorie de genre est un terme médical qui décrit la détresse d’une personne transidentitaire face à un sentiment d’inadéquation entre son assignation sexuelle à la naissance et son identité de genre.
  2. World Professional Association for Transgender Health ou, en français, Association professionnelle mondiale pour la santé des personnes transgenres.
  3. Légalement, suite à une transition de genre, il est possible de demander le changement de nom sur tous les documents officiels, y compris les diplômes. Mais c’est un processus très long et coûteux. De plus, les nouveaux documents sont datés du jour de leur émission, ce qui peut soulever des questions.
  4. Le terme cis ou cisgenre est construit par opposition au terme transgenre. Il décrit un type d’identité de genre où le genre ressenti d’une personne correspond à son sexe de naissance.

Jean-Pierre, 69 ans, aime admirer les nuits étoilées

Le 17 avril 1984, avec près de trois ans de retard, Jean-Pierre devient le premier enseignant suisse ouvertement gay à recevoir sa nomination officielle du Département de l’instruction publique. Son cas fait jurisprudence : plus aucun professeur ne se verra dès lors refuser sa titularisation en raison de son orientation sexuelle. Des combats de la sorte, l’ancien «yéyé aux cheveux longs mais aux idées courtes» , débarqué de son Jura natal à Genève en 1968, en a menés toute sa vie : d’abord pour l’égalité et la visibilité gays au Ghog (Groupe homosexuel de Genève), à Dialogai puis à l’Oseeh (Organisation suisse des enseignants et éducateurs homosexuels) puis, apprenant sa contamination au tout début des années 90, en s’engageant corps et âme contre le VIH/sida et l’homophobie, notamment au Service de santé de l'enfance et de la jeunesse de l’État de Genève. Il faut dire que cet «enfant naturel», élevé dans la campagne de l’Erguël avec le sentiment profond d’être «seul au monde», a été extrêmement marqué par la vague émancipatrice de mai 68 et par les émeutes de Stonewall, à New-York, l’année suivante, où des milliers de personnes LGBT défilent dans Manhattan. Du haut de ses 69 ans, Jean-Pierre apprécie le nouveau rythme, plus calme, de sa vie de retraité, qu’il partage avec Flavien, son compagnon de longue date. «Nous pouvons enfin être fainéants» , aime-t-il à dire… bien que son long parcours d’activiste et la liste des hobbies que le couple partage indiqueraient plutôt une tendance à l’hyperactivité : voyages, concerts, théâtre, randonnées, natation... et tout cela en participant indéfectiblement, chaque jour, au concours culturel de La Matinale d’Espace 2! lire la suite

«C’est toujours la même chose face à l’homosexualité : d’un côté, un bon 10% de personnes se positionne ouvertement en notre faveur alors que, de l’autre, il n’y a rien, mais alors rien, à attendre d’un autre petit 10%. Et puis, au milieu, un grand 80% de ni pour ni contre, bien au contraire... Le problème est que, parmi les 10% qui sont contre nous, il y a des gens qui sont prêts à nous mettre des bâtons dans les roues avec une férocité impressionnante.»

La vie à deux

«L’homosexualité a d’abord été quelque chose de très lourd à porter. J’ai tout de suite senti, par contre, que je ne voudrais pas que cette facette de ma personnalité se résume à un petit «touche pipi» de temps en temps, comme cela se faisait beaucoup à l’époque, derrière un mariage bien (ar)rangé. Je ne voulais surtout pas devoir mener une double vie, porter un masque, avoir une identité multiple… Je devais trouver la force de me dire que j’avais le droit à une vie «normale» , changer de paradigme et arriver à ne plus concevoir mon homosexualité comme un «boulet» mais comme quelque chose faisant partie de ma nature, devant m’aider à lever la tête.

De toute manière, je n’ai jamais envisagé ma vie autrement que comme quelque chose qui se partage. J’avais intérêt à m’accepter rapidement, vaille que vaille!

J’ai toujours su qu’elle serait une «vie à deux» . Même si à l’époque de mai 68 cela n’allait pas de soi, je savais au fond de moi que ce que je voulais était une vie de couple. J’appelle ça mon «fil d’Ariane» , ou «fil de Flavien» , le prénom de mon compagnon. Ce que je vis avec lui actuellement, c’est ce que j’ai voulu vivre toute ma vie. Nous sommes intégrés dans la ville, dans notre immeuble. Les gens nous connaissent, ils nous respectent pour qui nous sommes. On ne dérange personne. Et si on dérange, ce n’est plus notre problème. Pendant une grande partie de ma vie, cela était de l’ordre du fantasme. Je vis ça maintenant.

Quel cadeau Flavien m’a fait : il m’a rencontré quand je venais d’apprendre ma contamination par le virus du sida. Accepter de se lancer dans une histoire avec une personne infectée par le VIH au début des années 90… c’était vraiment de l’héroïsme. Il a été un moteur incroyable dans mon combat contre cette maladie, en m’accompagnant avec une force tranquille, une détermination et un amour hors du commun. Même si, certains jours, je pourrais le couper en rondelles de saucisson du Gros-de-Vaud (et réciproquement), nous sommes ensemble ici et maintenant. Et notre vie est désormais extrêmement qualitative. Gracias a la vida.»

Âge et VIH/sida

«L’impact du sida sur ma vie actuelle est très concret : j’ai des médicaments à prendre de manière précise, à des horaires fixes. Il faut une grande discipline. Inévitablement, il y a aussi les effets secondaires physiques et psychiques des médicaments et de la maladie. Je souffre, par exemple, de lypodystrophie [1]. Je perds aussi ma masse musculaire de manière assez impressionnante. Et j’ai de nouveaux problèmes de mémoire qui me forcent à faire de gros efforts de concentration. En plus de mon médecin VIH, j’ai un médecin homéopathe qui m’aide à diminuer les effets secondaires des médicaments, qui sont très corrosifs. Même si cela n’a plus rien à voir avec les traitements d’il y a 40 ans tels que l’AZT [2], qui tuaient littéralement les gens et que j’ai toujours refusés, Dieu merci! Bien sûr, c’est embêtant de prendre ces médicaments tous les jours mais, si je remets cela dans le contexte de ma vie, cela me paraît vraiment un tout petit devoir. Et les traitements actuels sont probablement moins agressifs sur la durée qu’ils ne l’étaient il y a 15 ou 20 ans. Ce sont de vraies Rolls Royce en comparaison. Mais c’est vrai que c’est une conscience de tous les jours de ma contamination. Je déteste mon virus depuis le premier jour. Certaines personnes commencent à parler avec le leur. Elles disent qu’au fil du temps, il est devenu leur compagnon, ou ce genre de choses. Moi, je maudis cette saloperie depuis 28 ans et je la maudirai jusqu’à mon dernier souffle. Je n’ai jamais accepté cet hôte dont je ne voulais pas…

Pour moi, le sida ne change pas les perspectives d’avenir, mais il ne fait que renforcer une certaine fragilité de l’instant. Quand on a 20 ans, on est immortel. Alors qu’à mon âge, je peux vous dire qu’on n’est plus immortel du tout. Mais vraiment plus du tout. Pour chaque année vécue qualitativement, je dis merci à la vie. C’est comme un pilote dans un cockpit. Il est là, le ciel bleu autour de lui, dans un état de grande tranquillité. Ce sont les périodes où tout va bien. Et puis tout à coup, il voit le mauvais temps arriver, les nuages noirs qui s’amoncellent. Et vlan, il est pris dans un orage. Et ça secoue, et ça secoue. Dans mon cas, ça a secoué plus d’une fois et comme il faut. On est dans la tourmente. On tente vaille que vaille de se tenir à ce qu’on peut… et puis on sort de la turbulence, on la laisse derrière soi, on regarde le ciel bleu à nouveau là, avec nous. D’autres turbulences s’annoncent probablement mais je ne les vois pas, je ne les laisse pas empiéter sur le ciel bleu du moment. Attendons la prochaine secousse et voyons ce qu’on peut faire avec. Tout cela peut aussi donner une certaine couleur à la vie…»

Communauté et luttes

«Mon homosexualité est bien plus facile à vivre maintenant que lorsque j’étais jeune. À l’époque, je me sentais tellement seul, tellement différent… Je ne voyais venir que des obstacles infranchissables. Je me posais énormément de questions. À Saint-Imier, où je vivais alors, je connaissais quelques homosexuels âgés. Ils étaient cruellement caricaturés… ils étaient seuls, marginalisés… Cela me donne encore la chair de poule. Je me disais : «moi, ça, jamais!» . J’aurais préféré mourir que de vivre cela. Le Jean-Pierre que j’étais à mes 20 ans ne pouvait même pas rêver d’être, un jour, l’homme que je suis aujourd’hui avec la vie qui est la mienne dans une société occidentale globalement acceptante.

Le binôme homosexualité / sida a drôlement marqué mon existence. Je ne sais pas ce qu’aurait été ma vie si je n’avais pas été homosexuel mais j’ai l’impression qu’elle aurait été un peu moins intéressante. J’ai vraiment vécu des années captivantes : l’activisme gay dans les années 70, 80 c’était quelque chose! C’était la «Rêvolution» ! Dialogai, il y a 30 ans, c’était vraiment 120 battements par minute. Il y régnait une fébrilité incroyable. On a fait beaucoup avancer les choses à ce moment-là. On nous a souvent reproché l’exubérance de nos luttes et notre attitude provocatrice. J’utilise souvent cette image que je trouve parlante : quand on met la tête sous l’eau à quelqu’un, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus respirer, et qu’on le relâche juste avant qu’il ne succombe; que fait-il ? Il remonte à la surface et il souffle comme un phoque. Il rattrape. C’est ce que les gays ont fait à la fin des années 60, jusque dans les années 80 : ils ont rattrapé des siècles d’oppression.»


  1. La lipodystrophie est une maladie caractérisée par une accumulation et/ou une perte du tissu adipeux. Cette pathologie se développe notamment chez les personnes infectées par le VIH.
  2. L’AZT est un médicament antirétroviral, le premier utilisé pour le traitement de l’infection par le VIH. Son utilisation massive à très hautes doses au début de l’apparition de l’épidémie est aujourd’hui très controversée en raison de ses effets secondaires extrêmement pénibles.